Une trentaine de pupitres et de chaises, un tableau (vert, noir ou intelligent), des livres, des cahiers, des crayons de plomb HB et une efface. Tu gribouilles en regardant par la fenêtre, ça travaille, ça cogite, parfois c’est le silence, parfois c’est la cacophonie totale autour. Ça apprend… T’en es certain? Pas certaine, moi… Allons donc, il y en a au moins une qui apprend! Ah oui, celle-là, celle que l’on regarde, que l’on juge, que l’on critique mentalement, celle que l’on admire ou que l’on déteste. Celle que l’on analyse constamment. C’est l’outsider. Elle tente en vain de faire partie de la gang, mais come on! Elle l’a pas pantoute! Pis elle le sait en plus, mais elle s’essaie pareil. Elle travaille fort, trop fort! Elle veut impressionner, se faire aimer. Mais tsé, qu’est-ce que tu veux, ça marche juste pas. On a un peu pitié d’elle, parce qu’au fond, on n’est pas si méchant. Et après tout, elle va apprendre!
Moi, je gribouille en regardant par la fenêtre. Hier, je suis allé lui parler. En fait, c’est elle qui m’a demandé comment ça allait. Si j’avais terminé mon projet. Je lui ai dit que non, puis, c’tait juste plus fort que moi, j’ai braillé ma vie. Ça va pas pantoute… Elle a beau être un peu weird, au moins elle a pris son heure de lunch pour jaser. Je suis pas certaine qu’elle catch, mais bon, elle va apprendre…
Moi, je la déteste. Elle se pense drôle pis ça m’énerve. À force qu’on ne rie pas à ses jokes plates, peut-être qu’elle va apprendre…
Moi, je la trouve pas si pire. Au moins elle est parlable, pis elle apprend à s’adapter à nous. Quand on fait un travail pis qu’on se plaint, des fois, elle nous écoute… elle a l’air d’apprendre…
Moi, je tripe! Quand j’arrive en classe avec elle, elle a l’air de nous aimer, de vraiment avoir le goût d’apprendre à nous connaître, genre... Pis j’aime son look, surtout son collier avec la pierre blanche.
Moi, je m’en fou, tant qu’elle me laisse tranquille pis qu’elle apprend que moi, ben, j’suis de même. Elle me fait penser à ma mère.
Une trentaine de pupitres et de chaises, un tableau (noir, vert ou intelligent) des livres, des cahiers, des stylos rouges. Je suis assise devant ma classe, il y en a une qui me fait un petit sourire discret… Je pense qu’elle aime bien mon cours, ses notes ont augmenté beaucoup depuis l’an dernier! Puis elle me fait toujours des compliments, du genre : il est beau votre collier! Je devrais apprendre à faire plus de compliments moi aussi. Il y a celui dans le coin qui gribouille en regardant par la fenêtre. Je repense à tout ce qu’il m’a raconté l’autre midi… je suis encore bouleversée. Est-ce que je serai à la hauteur pour l’aider, être là pour lui? J’ai pas appris ça à l’université, moi… Celle qui me déteste dans le coin au fond? Et bien, que veux-tu, j’apprends à vivre avec (je suis pas sa mère après tout!), et j’espère qu’elle travaille sur la matière sans perdre intérêt juste parce qu’elle m'haït la face! J’apprends à la laisser tranquille tout en la gardant motivée.
Je suis celle que l’on analyse constamment. Je suis l’outsider. J’essaie désespérément de me garder au courant, de les écouter discrètement dans les corridors afin de capter une bribe de leur époque, de leur génération, d’adapter ce que je présente en classe à leur réalité. J’étudie chaque visage afin de capter leurs émotions, de « sizer » leurs réactions, de les comprendre, de m'adapter. Je les vois me regarder, rire (de moi parfois, souvent…) ça me dérange un peu, mais bon, au moins j’essaie, que je me dis!
J’ai un programme à suivre, des buts à atteindre, des connaissances à leur faire acquérir. Je suis LEUR PROF, une professionnelle de l’enseignement… et pourtant, qui est-ce qui apprend le plus en 180 jours de classe? C’est moi!
Je suis enseignante, mon métier: apprenante.
Révision: Josée Goupil