398

Petit matin gris, je lorgne les 398 marches des escaliers du Cap-Blanc. Nous sommes une bonne douzaine de tous âges à gravir les différents paliers en ce mardi humide. Chacun a son rythme. Chacun a sa technique. Nous sommes tous dans notre bulle à se croiser dans l'espace restreint qu'offrent les marches de bois. Je les gravis une à une, puis deux par deux. J'ai le souffle court. La sueur au front. Le cœur qui bat la chamade. Les muscles de mes cuisses hurlent.

C'est ma vie qui déboule sur ces 398 marches. Toutes nos vies sont dans ces 398 marches. Le but: les gravir. À notre manière. À notre vitesse. Oui, il y en a qui y mettent plus d'efforts, ou est-ce plus d'élan? Parfois, on grimpe vite, trop vite, on s'essouffle et on doit prendre une pause. Il y en a qui prennent leur temps, puis s'ajoutent quelques exercices de plus rendus aux paliers mitoyens. On est nombreux à aimer monter, assez pour y prendre goût et s'amuser à redescendre afin de recommencer. Et il y a ceux qui montent simplement pour se rendre en haut.

Chaque fois que je me retrouve dans ces marches usées par des milliers comme moi, je m'amuse à imaginer la vie de chacun par leur manière unique de monter. L'homme qui se propulse à pieds joints d'une marche à l'autre est sûrement un battant, il sait que sa souffrance momentanée mènera aux résultats escomptés. La vieille dame emmitouflée se tenant à la rampe, semble remercier la vie à chaque marche surmontée. Les deux jeunes filles en lycra qui se font la course en les gravissant à pleine allure sont sûrement des amies de longue date qui se poussent une et l'autre par leurs succès respectifs.  Et ce couple, arrêté à mi-chemin, qui contemple le fleuve, sont-ils à un palier de leur vie amoureuse? Tous montent, certains descendent. Est-ce qu'ils sont en plein élan positif? Est-ce que, malgré la douleur, ils se poussent au maximum pour passer au travers? Le font-ils pour calmer des démons, ou pour parler aux anges? Se concentrent-ils sur chaque marche ou sur l'horizon?

398 marches où personne n'a le pas léger, mais où chacun met son effort. On tend à imaginer que les autres l'ont facile, comme on dit, que leur vie est une belle route longiligne, au soleil, entourée de paysages verdoyants comparée à la nôtre. Mais non, la vie est un escalier, un matin gris, humide et frais. Chaque marche a son importance. La force demandée pour les franchir est la même pour chacun,  c'est l'intensité et l'intention de chaque personne qui diffèrent.

Révision: Josée Goupil